Récit d’une grossesse précoce annoncée

Derrière chaque récit recèle un message, dont le sens est parfois difficile à saisir. Certaines histoires sont faites pour être racontées. Non parce qu’elles sont séduisantes. Mais juste pour servir de témoignage. Ainsi, l’anecdote qui suit n’est pas du genre de billet que vous allez siroter avec grand élan de joie et d’humour. Au contraire. Malgré tout, je tiens tout de même à en parler. Car les pierres ne le feront jamais à ma place.
L’écran de mon Smartphone indique 21h35. Entre la nouvelle de ma petite sœur atteinte du Chikungunya, et celle un peu plutôt de mon père ayant frôlé un accident de circulation, voilà un dimanche soir qui se termine comme jamais imaginé.
Quelques millimètres de pluie viennent inonder une bonne partie de la ville. Les rues deviennent donc impraticables. Le black-out s’impose. Seuls les vrombissements des taxis-motos animent les rues vidées. Déserté, mon quartier est sombre comme une forêt en pleine nuit.
Ce soir, comme à chaque fois quand je suis rentré à cette heure, la petite chaîne aux maillons épuisés est déjà passée. La lueur blafarde de la lampe me dit que la maison est encore debout. À cette heure ? Quel miracle, me dis-je! Cependant, j’étais pourtant loin d’imaginer ce qui se passe dans la maison de mon oncle. Mon lieu d’accueil quand je suis de passage à Saint-Marc.
Une fois traversée la porte qui mène au salon, j’ai vite compris que quelque chose ne va pas. Installé dans sa dodine, chemise à moitié fermée, les pieds vaguement chaussés dans des pantoufles en caoutchouc, cigarette entre les doigts, mon oncle dégage péniblement quelques nuages de fumée.
À droite, au fond du canapé, son épouse essaye de réconforter sa fille en larmes. Quelque part, dans le vieux récepteur de la maison, une voix éraillée présente les faits saillants de la journée, dont une nouvelle manif contre le pouvoir en place. Mais personne n’y prête un centime d’attention. Dans mon esprit, la confusion est immense.
En haut, à gauche, fatiguée, la pendule ne compte plus les minutes. L’heure est pourtant tardive. Absence de sommeil. Nuit interminable. La nouvelle est bouleversante ; Nathalie, ma petite cousine de 14 ans est tombée enceinte. C’est comme un coup de tonnerre du mois d’août qui s’écrase sur cette maison.
Mon oncle, dans la cinquantaine, mais dont la vigueur est d’un jeunot d’une vingtaine est dans tous ses états émotionnels. Essoufflé, irascible, intenable, intraitable. Il veut tout briser au tour de lui.
Après une bonne demi-heure, le monsieur (les yeux rougis, front en sueur, chemise trempée) apostrophe sa femme et sa fille. Qu’elles s’expriment (à nouveau) sur ce qui est arrivé.
Assises l’une à côté de l’autre, les filles peinent encore à cracher des mots. Et que vont-elles dire ? D’ailleurs le mal est déjà fait.
Ma tante (je l’appelle ainsi pour être l’épouse de mon oncle) n’y va pas avec le dos de la cuillère. Elle jette toute la responsabilité sur son mari qui accorde plus de temps à ses activités au détriment de son propre foyer.
Maladroitement mon oncle rétorque que c’est son devoir de femme de surveiller les relations de sa fille.
L’échange est musclé. Petite scène d’accusation où Ève, Adam et Serpent pourraient bien retrouver leur rôle d’acteur.
Dépassé par sa colère bleue, mon oncle menace de frapper sa fille. Ce à quoi suis formellement opposé.
Visage émacié. Regard inexpressif. La « jeune future maman » est très affectée. Celle que je connaissais avant comme un vrai moulin à paroles perd toute son éloquence verbale.
En si peu de temps, ses rêves volent en éclats. Entre un avortement et un mariage précoce, elle ne sait quoi faire. Ses parents non plus. Triste.
À qui la faute alors ?
Mon oncle est devenu enseignant par hasard. C’est ce qu’il a trouvé de mieux à faire depuis que le parti politique dont il membre n’est plus au pouvoir. Entre ses heures de classe, ses jours de manif pour l’augmentation de salaire et sa passion pour le football, son temps est chronométré.
Ma tante est commerçante. Elle passe la majorité de son temps à s’occuper du petit dépôt de provisions alimentaires qu’elle tient au marché. C’est une « Dame de Sara ». Entre ses va-et-vient à Malpasse, Dajábon et Port-au-Prince, parfois elle passe plusieurs jours loin de son foyer.
Jeff, l’aîné du couple est en classe terminale. Garçon très studieux, il consacre tout son temps à préparer les épreuves du baccalauréat qui s’approchent. Contrairement aux attentes de ses parents, qui souhaitent le voir dans la blouse blanche du médecin, le type ne jure que pour l’agronomie. Raison peut-être de son rapport froid et distant avec son papa. Ce dernier ne veut pas admettre que son fils a le droit d’opter pour la carrière professionnelle de son choix. Bref.
Quant à Nathalie, elle est livrée à elle-même et ses fréquentations ne sont pas très catholiques. Ses amies, qui elles aussi n’ont pas été sexuellement éduquées, faisaient son éducation sexuelle. Voilà donc le résultat. Personne ne veut l’assumer.
Grâce à une posture traditionnelle soutenue par certaines pensées figées, obsolètes, la sexualité est aujourd’hui encore sujet tabou dans certaines familles haïtiennes. Tout ce qui a rapport avec l’anatomie de l’enfant est chose sacrée. Par ignorance, beaucoup de parents préfèrent même mentir aux petits sur certaines questions liées à leurs parties génitales. Le comble du ridicule.
Par ailleurs, si l’on en croit la mentalité fermée de certains parents, les jeunes doivent obtenir leurs baccalauréats avant toute liaison amoureuse. Certains diraient que l’idée en soi n’est pas mauvaise. Mais quelles sont les dispositions prises pour encadrer les ados à cette fin ?
La société haïtienne a bien sûr évolué. Mais quand il est question d’éduquer sexuellement les plus jeunes, les vieux stéréotypes culturels surgissent toujours. Aujourd’hui, ma cousine est victime d’une famille haïtienne de plus en plus démissionnaire.
Nathalie est une privilégiée. Je peux vous parler de son cas. Mais combien d’autres mettent chaque jour leur vie en péril sur le divan des médecins pour se faire avorter ?
Désormais, je pense que l’éducation sexuelle doit être une priorité, un intérêt spécial. Non seulement dans le cercle familial, mais aussi pour tous les groupes organisés de la société. École, église, que chaque entité assume ses responsabilités. Ainsi, aurons-nous une société haïtienne plus émancipée à la formation sexuelle des enfants, des ados.
Osman Jérôme
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