Le carnaval pour faire décoller Haïti

1 février 2012

Le carnaval pour faire décoller Haïti

Photo : Osman
Photo : Osman

« La tradition est la somme des valeurs vieillies ». Dixit ce romancier et essayiste polonais Kazimierz Brandys, tiré de son ouvrage “Lettres à madame Z”. Comme la soupe au giraumont du premier janvier, le carnaval est pour l’haïtien une tradition à ne pas négocier. Pour sa conduite, parfois un peu extravagante, ce dernier est étiqueté d’un peuple ambianceur, bambocheur, festivalier. Ce, malgré la précarité de sa condition de vie. Dirait-on, peut-être que, l’ambiance est pour l’haïtien qui se respecte une sorte de thérapie qui lui soulage des maux de la vie. Cette ambiance, très souvent musicale dont je vous parle ici est présente presque partout dans nos activités quotidiennes. Dans les écoles avec les journées de couleur. Sous les péristyles dans les cérémonies vaudouesques. Dans les temples de certaines églises pour chercher la présence du Très Haut, etc. « Depi tanbou frape, ayisyen leve danse » (Au son du tambour, l’haïtien se met à danser), ajouteraient ceux qui connaissent un peu notre culture.

L’origine du carnaval haïtien remonte à l’époque coloniale. Selon certains historiens, c’était un temps de répit où les grands planteurs et les colons appréciaient la dramaturge locale de leurs esclaves de talent. Depuis lors, cette fête culturelle est rentrée comme par enchantement dans les festivités nationales.  Et annuellement, le peuple se donne à cœur joie dans cette jouissance populaire.

En effet, perçu comme une manifestation de grandes réjouissances, de défoulements et d’expression, chaque année, le carnaval local draine des milliers de fêtards à travers les rues de Port-au-Prince et de nos villes de province. Cependant, hormis son côté festif, notre carnaval c’est également une activité artistique où la peinture, l’artisanat et l’harmonie des couleurs font bonheur à la vue et à la vie.

Côté texte musical ; le carnaval haïtien est une tribune à ligne ouverte: pas de tabou. A cette période, on dit bien haut ce que l’on chuchotait tout bas: nos mœurs, nos déboires et nos frustrations. Rien n’est échappé aux sambas des bandes à pieds et aux paroliers de nos groupes. C’est l’espace où nos politiciens, nos dirigeants se font ridiculisés le plus. Messieurs Boniface Alexandre et Gérard Latortue, respectivement Président et Premier Ministre du récent gouvernement provisoire, peuvent en témoigner avec beaucoup plus d’éloquence. Avec humour et grivoiserie, les sujets traités dans les méringues parlent souvent de ce que la population endure. Donc, le carnaval haïtien reste et demeure une tradition  de créativité et d’imagination.

Nous sommes au seuil de l’année 2010, quand la terre a cruellement tremblé à Port-au-Prince et a tout pulvérisé sur son passage. Des milliers de vie sont parties. Nos églises. Nos écoles. Nos bureaux publics, tout est par terre. Et la ville est morte. A ce néfaste tableau, l’organisation du carnaval, fixé à quelques semaines  était impossible, même si certains l’auraient bien voulu.

Une année après, soit en mars 2011, malgré des drames  (cyclones, glissement de terrain, épidémie de choléra) et des crises (électorale, gouvernementale) qui ont suivi le cataclysme du 12 janvier 2010, malgré une absence remarquée des grands ténors au défilé des trois jours gras, les festivités carnavalesques ont eu bien lieu sous le thème « célébrer la vie », même si ce fut sous les décombres. En tout cas, peu importe. Vivant dans une atmosphère traumatisante, le peuple s’était bien régalé.

Aujourd’hui, deux ans après le tragique épisode du 12 janvier, malgré des millions et des milliards de dollars promis et débloqués, le pays souffre encore à sortir sa tête de cette eau stagnante: la misère. La route du progrès semble nous éloigner, à chaque fois qu’on essaie de l’emprunter, constatent certains observateurs. Mais d’où vient ce blocage ? Comment prendre le décollage ?, s’interrogent d’autres, qui rêvent de l’Autre Haïti. Si la première question demeure sans réponse, au moins les actuelles autorités haïtiennes ont la réponse à la seconde: le carnaval. Ouais, le carnaval pour faire décoller la navette socio-politique du pays, endommagée depuis quelque temps déjà.

Ayiti ap dekole, O Kay pran devan (Haïti décolle, les Cayes prend les devants) est le thème choisi cette année pour marquer les exercices carnavalesques. Bandes à pieds, groupes musicaux, Disc Jockeys (DJ), tout le monde semble être déjà à bord pour ce décollage. Les méringues déjà en rotation sur les ondes et les dimanches pré-carnavalesques ne prouvent pas le contraire.

Par ailleurs, il y a une grande modification cette année. Située à 196 kilomètres de Port-au-Prince (la capitale), la ville des Cayes, chef lieu du département du Sud a été choisie pour le défilé des trois (3) jours gras, au détriment du Champ-de-Mars, toujours occupé par plusieurs rescapés du 12 janvier 2010. Une décision, il faut le dire, qui a fait et fait encore gorges chaudes, et anime les débats dans les émissions culturelles. Heureusement c’est le chef de l’État lui-même, S.E.M Joseph Michel Martelly, qui a décidé d’offrir à la 3e ville du pays ce cadeau. Que cela suscite des mécontentements ou crée des susurrements, plus d’un voient en ce geste  un bel exemple de décentralisation, dont Haïti a vachement besoin pour son vrai décollage, après plus deux siècles d’indépendance.

Du dimanche 19 au mardi 22 février, Ayiti ap dekole (Haïti décolle). Et le rendez-vous de ce décollage est fixé sur les bétons de la ville des Cayes, qui se transforme déjà en chantier pour accueillir la plus grande manif culturelle du pays. Passagers soyez à bord. Tout en souhaitant que le matériel transportant soit bien équipé et prêt pour empêcher un crash vers l’abîme.

NB. Le site officiel du carnaval est : https://carnavalnationallescayes.ht/. N’hésitez surtout pas d’y visiter.

Osman Jérôme

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