Champ-de-Mars, champ de ″masse″
Construite en 1954, soit à l’occasion du 150e anniversaire de l’indépendance haϊtienne. Sans contestation aucune, cette place monumentale, baptisée Champ-de-Mars (nom probablement inspiré de ce vaste et joli jardin public déjà existé dans la métropole française) située au cœur de Port-au-Prince était dans le temps l’une des plus courtisées de la capitale, non seulement pour son emplacement géographique, mais également pour son physique bien architecturé.
Il fut une époque, aux dires de ceux qui ont été témoins oculaires où elle était la destination préférée et préférable des port-au-princiens en quête d’une saine détente, Champ-de-Mars avec son resplandissant visage était digne à épouser le regard exigeant des touristes qui visitaient la capitale haïtienne. Le rendez-vous du dimanche après midi au Champ-de-Mars était à ne pas manquer. Là, on venait pour voir et pour être vu aussi. A dieu, le temps qui passe et qui ne reviendra plus. Champ-de-Mars était un joyau. On dirait une émeraude tombée de la bague de Dieu.
Son intéressante position géographique, ajoutée à sa grande capacité fait du Champ-de-Mars le centre d’accueil de presque toutes les grandes manifestations artistico-culturelles d’envergure nationale et internationale réalisées en Haϊti. Alpha Blondy, Wyclef Jean, Akon, Shaggy, Luck Mervil, Elephant Man, Saël, Rick Ross, sont entre autres les quelques figures connues du showbiz international ayant déjà foulé les artères de cet espace, situé non loin du palais national.
Les années se suivent, et à l’image typique même du pays qui perd constamment son élégance, cette grande place publique de la capitale qui, habituellement, depuis quelques années accueille le parcours carnavalesque national se détériore à une vitesse incontrolable. Au fil du temps, la fraicheur du Champ-de-Mars se consume sous la flambée d’un marché informel, (on dirait improvisé, mais bien planifié parait-il) qui grille son attirant visage. Les contours de la place, sans exception aucune regorgent de petits marchands de tout acabit, étalant leurs produits à la vue des habitués ou à des simples passants qui fréquentent cet endroit. Chen janbe (sorte de plats préparés à petit prix), pen ak bè (pain au beurre), pate cho (pâtée), tafia, krèm glase (crème à la glace), livres, journaux, produits artisanaux, presque tout y est disponible pour faire du Champ-de-Mars, espace où sont aussi exposés les statues de nos héros de l’indépendance un vrai centre commercial.
Champ-de-Mars ne dort jamais
Quand le soleil n’est plus sur Port-au-Prince. Quand vient la nuit, une autre catégorie de marchandes investit le béton du Champ-de-Mars. Dans des tenues attirantes aux allures agassantes, ces dernières, détrompez-vous chers lecteurs, ne vendent aucun produit alimentaire, aucun article artisanal, aucun autre accessoire, si non leur entre-cuisse. 9h, 10h du soir. Entre la vendeuse qui expose son bas ventre et l’acheteur qui discute le prix du produit, les négociations entre hommes et femmes gagnent le périmètre de la place, qui ne dort presque pas sous les ″gouyad″ (les déhanchements) et les ″alsiyis″ (cris sous l’effet du sexe) de ces jeunes qui s’adonnent à ce plaisir sexuel ″vendu-payé″ jusqu’à la disparition des étoiles dans le ciel.
A ces groupes de ″jamè dodo″ (des sans sommeil), des vendeuses de chair noctambules, le sommeil du Champ-de-Mars se voit aussi pertuber par un autre groupe de gens : des ″koko rat″ (des sans abri), faisant du site leur centre d’hébergement. Dans une ambiance animée par le poker, amplifiée par les bouffées des cigarettes, colorée par l’alcool, le soir, certains d’entre eux peuvent passer toute la nuit sans se coller les paupières jusqu’au lever du soleil pour reprendre leurs activités de tous les jours : quémander les passants, piquer les porte-feuilles des gens, laver des automobiles, etc.
Champ-de-Mars, champ de débats
Jouissant d’un espace géographique très convoité, l’air frais du Champ-de-Mars attire la sympathie des écoliers, étudiants, travailleurs ou des simples passants à la recherche d’un petit repos just’avant de rentrer à la maison. Donc, de-là, l’espace de la place va se convertir en un véritable temple de discussion où tous les sujets sont traités. Entre prétendants connaisseurs, idiots specialisés et simples bavardeurs qui parlent de la vie, de l’amour, de la politique, de la philosophie, du foot, de la religion, de Dieu, des dieux, du vaudou, de l’homme, de la femme et j’en passe, rien échappe aux discussions qui se répètent presque quotidiennement dans une athmoshpère ″de tout et de rien″. Ici, point de chômage pour ″les beaux parleurs″ et les infatigables auditeurs qui s’adonnent à cœur joie à cet exersice de mots et de verbes, qu’on oserait qualifier d’intellectuel, mais pas trop structuré, en tout cas. Catholiques, chrétients protestants, vaudouhisants, duvaliérisme, aristidisme, étudiants, cireurs de bottes, jeunes, vieux, presque toutes les couches de la société s’y retrouvent dans l’un de ces petits cercles, formés bien souvent autour d’un quelconque ″qualifié″, à qui on lance toutes les questions (raisonnables ou insensées), auxquelles il tente de répondre dans une ambiance parfois de tohu-bohu. En dépit de tout, certains habitués à ces séances verbales ne vous feront pas pitié de ses propos pour vous dire que c’est la plus libre, la plus démocratique université du pays où tous les débats contradictoires, tous les sujets jugés tabous sont toujours acceptés et attirés des atentions soutenues. Champ-de-Mars se transforme en une sorte d’″Agora d’Athènes″.
Et le 12 janvier…
Le passage apocalyptique du tremblement de terre de ce 12 janvier 2010, qui a mis Port-au-Prince à genoux sous ses sécousses dramatiques allait définitivement ôter le peu qui restait de beau du Champ-de-Mars. Dans une perspective de ″sauver la vie″, des pauvres victimes du drame allaient être logées sur tout le périmètre de cette grande place publique, située non loin du MUPANA (Musée du Panthéon National) sous des tentes. Aujourd’hui, 21 mois après le cataclysme, on a comme l’impression que rien de concret n’est encore envisagé pour permettre à cette ″masse″ d’abandonner ce lieu, qui fut jadis un endroit référenciel à vendre la beauté d’Haϊti à l’étranger.
Entre les commerçants qui y exposent leurs marchandises, les odeurs des poulets boucanés, l’insalubrité croissante créée par le lavage des automobiles, l’odeur nauséabonde causée par les toillettes publiques (non hygiéniques) disponibles sur les lieux, les tentes hideuses qui abritent certains rescapés du 12 janvier 2010, et l’incapacité avouée des dirigeants à gérer la situation allant de mal en pire, malheureusement de notre Champ-de-Mars, il n’en reste que le nom. Et la beauté de la place reste dans un souvenir du temps passé, le regret du présent et le non espoir d’un futur amélioré. ″Le temps qui passe, ne reviendra plus″, certes, mais la conscience du beau finira par animer la vision endormie de nos responsables. Qu’ils puissent permettre au Champ-de-Mars de retrouver son parfum d’antan, toujours dans l’objectif de la nouvelle et de l’autre Haïti, que rêve chaque vrai haïtien.
Osman Jérôme
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