Port-au-Prince à l’ère de «Toulèbagay»
J’appartiens à cette génération dont les jeunes sont des friands des nouveautés, des accros aux slogans de la rue. Ici en Haïti, on s’adepte facilement aux néologismes qui envahissent agressivement notre parler du quotidien. Sans être trop branché, parfois, il m’arrive inconsciemment à faire usage de ces nouveaux slogans pour m’exprimer avec mes potes. En tout cas, c’est vraiment loin d’être un péché.
En effet, «toulèbagay» (toutes choses) est l’un des derniers arrivés dans le vaste champ lexical des «bredjenn». C’est le titre de la dernière chanson carnavalesque de Barikad Crew (BC), groupe à tendance rap très populaire en Haïti. Si la musique en soi n’a pas connu trop de succès, mais le titre, qui s’est rapidement transformé en un slogan, a beaucoup gagné en popularité. Peu importe la nature des conversations entre amis, «toulèbagay» revient souvent sur les lèvres.
En fait, même après une seule audition de cette chanson, qui a fait danser plusieurs milliers de festivaliers lors des deux dernières manifestations carnavalesques organisées au cours de cette année en Haïti, vous ferez l’idée que cette Port-au-Prince de «toulèbagay» décrite ici, est loin d’être celle de la moralité, de l’union, de la bonne gouvernance. Mais plutôt celle de la dépravation, de la corruption, de la perversion, de la délinquance, de l’impudicité et de l’immoralité.
«Nou te vle jwenn libète, manje alèz, edikasyon. Men kounya se pa sal ye, tout kote se dezinyon. Se vagabon fè sak pa bon, tout ti jèn nan koripsyon».
«M wè nèg ap souse pou nèg tande, y’ap moute do nèg tande». «Pandann bezwen peyi a devlope, Ayiti dekole. Gen lòt moun se nan pèvès, nan koripsyon yo vle rete kole». Bricks.
Corruption étatisée, malversation institutionnalisée, la cité dégage une odeur puante de la dépravation. Prostitution, perversité, on est face à une déviance sociale inquiétante.
C’est l’ère du «bredjenisme», du «bouzinisme» et surtout du fameux phénomène «zokiki», défini comme des rapports sexuels existant entre des mineures et des adultes. On colle aussi à ce phénomène, une série d’activités dévergondées organisées dans des boites de nuit et des clubs. Le menu n’est autre que de la musique hot, la forte senteur de l’alcool, l’odeur étourdissante de la cigarette ou de la marijuana. Tout se déroule dans un sombre décor pornographique.
Oui, c’est vrai. Au sens propre comme au figuré, la ville est exposée à «toulèbagay», qui visent à ternir son image. «Granmoun yo echwe» (les ainés ont échoué) et les jeunes sont déviés (Jèn yo dejwe). Oui, Port-au-Prince se livre à «toulèbagay» qui risque de la supprimer sur la carte morale du globe. On ne prophétise pas le malheur, mais Sodome et Gomorrhe l’ont été déjà dans le passé.
De la saleté, de l’immoralité, de la perversité…dans cette règne de «toulèbagay», l’inacceptable devient l’acceptable, l’université est «désuniversitarisée», le parlement devient une scène de comédie et de connerie. N’importe qui parle à la radio comme journaliste ou animateur. Notre fierté se meurt à petit feu. Le drapeau de la moralité est en berne. Les valeurs sont foulées aux pieds. Point de normes pour organiser et guider le comportement des individus. Donc aucune construction de l’idéal.
Osman Jérôme
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